J’ai suivi mon premier cours d’économie lorsque j’ai eu seize ans, en secondaire 5. À cette époque, tout ce que je connaissais de l’économie – sans toutefois rien n’y comprendre – était que le dollar canadien valait moins que le dollar américain, même dans notre propre pays. Bien que mon école se trouve à la ville, mon professeur était natif et habitait toujours mon village, un petit coin perdu aux pieds des Appalaches, dans le comté d’Halifax. Il est depuis devenu maire du village pour deux mandats consécutifs avant de tirer sa révérence cette année au dire de mon père, qui jusqu’à tout récemment a été son secrétaire municipal. L’image et l’opinion que j’avais de lui étaient bien entendu motivées par ce que j’entendais sur lui par les gens du village. Mes parents étaient propriétaires de l’épicerie - magasin général et le commerce était le point de rencontre matinal des commères de toute la municipalité. Mon professeur était catalogué comme « vieux garçon » et nul ne pouvait en dire plus sur lui. Aujourd’hui, ce type d’individu serait assurément étiqueté d’homosexuel ou de vendeur de drogue de par une façon de vivre si hermétique et reclus. Bien que sa maison faisait partie du village, une magnifique demeure en bois construite un peu à l’écart sur une colline et étant entourée de magnifiques érables matures, nous devions y accéder en traversant un petit pont de bois plus suspendu que rustique. Ce pont utilisait de simple chaines comme garde fous. Il a été restauré au fil du temps. L’emplacement de sa demeure explique possiblement pourquoi les gens du village n’ait pas su et pu tenir plus de potins sur mon professeur. Qu’à cela ne tienne, j’ai débuté mon cours d’économie avec bien plus à découvrir que la loi de l’offre et de la demande...
Le cour avait une durée d’une heure trente par semaine. Bien peu vous direz si le but est de devenir économiste. Je n’avais nullement ces aspirations à cet âge. Différentes activités, ateliers et histoires égaillaient le cours et mon professeur était un acteur – littéralement – important du succès et du dynamisme du cours. J’ai appris à découvrir l’entrain, la joie de transmettre ses connaissances, la bonne humeur et le sens de l’humour de l’individu. Je n’ai d’ailleurs été nullement surpris d’apprendre qu’une de mes amies – de quelques dizaines d’années sa cadette - s’était éprise de lui au cours de l’année scolaire. Il avait une personnalité magnétique et attachante. Même mes parents étaient « très surpris » d’entendre mes commentaires à son égard lors des repas du soir, probablement aveuglés qu’ils étaient par les commentaires entendus des commères du village matin après matin. Une de mes activités préférées durant le cours était lorsque chacun des élèves se voyait distribuer un journal « la Presse ». La règle était simple et claire : « lisez la section du journal qu’il vous plait, lisez les sports, lisez l’actualité, lisez l’horoscope, lisez les Arts et Spectacles (possiblement appelées autrement à l’époque), lisez les rubriques nécrologiques si ça vous plait, mais gardez-vous du temps pour lire minimalement un article du cahier économique ». J’avoue que certaines journées, j’étais tellement obnubilé par les résultats de mon équipe de Hockey préférée que j’oubliais de respecter la règle. Il est vrai que les Nordiques offraient un spectacle et des émotions fortes à cette époque. Lire « La Presse » me permettait enfin d’avoir une vision de l’internationale. Ça me changeait de la feuille de choux locale que je feuilletais une fois semaine, tous les mardis.
Un jour, mon professeur a divisé la salle de classe en six sous groupes pour ce qu’il a qualifié d’exercice de survie. Il a mis Trois pairs de ciseaux, trois bâtons de colle, trois ou quatre feuilles de papier construction de différentes couleurs, deux listes de tâches à accomplir et une seule liste d’instructions et règlements. Le but, si je me souviens bien, était d’effectuer dans un temps limite de 20 minutes, l’entièreté des tâches mentionnées selon les règles prescrites. Avec si peu de temps, si peu de ressources matérielles et beaucoup de ressources humaines, tous étaient convaincus que seul l’équipe avec le plus de leadership, la meilleure structure organisationnelle et la capacité à mettre la main sur les outils de travail, pourrait survivre à l’exercice. Chaque équipe devait fabriquer logement, nourriture et vêtements pour assurer sa survie. Les pièces soigneusement découpées devaient être collées sur des cartons identifiés aux différentes catégories, selon les règles rigides de la seule liste d’instruction. Comme chaque équipe souhaitait gagner, chacun des groupes s’est approprié rapidement les différents outils de travail le moment de l’annonce du début de l’exercice, via le son d’une clochette, s’est fait entendre. Il va sans dire que les équipes pourvues de garçons robustes se sont emparées des meilleurs outils rapidement.
Le jeu s’est précipitamment retrouvé dans une impasse lorsque l’équipe qui avait pris possession de la liste d’instructions et règlements, prenait bien son temps pour assimiler correctement les menus détails de l’exercice. Aussi, il va sans dire que cette équipe, dont je ne faisais pas partie, avait volontairement décidé de ralentir le rythme afin de faire perdre un temps précieux aux autres équipes. Après tout, elle avait été la première à mettre la main sur l’item, et quel meilleur moyen pour prendre un avantage compétitif sur les autres? Après la lecture du document, l’équipe en tête devait maintenant découper ses logements, nourritures et vêtements des différents cartons de couleurs et les coller aux bons endroits. Mais voilà, dans le brouhaha du début d’exercice, cette équipe avait pu prendre possession de la liste d’instructions et règlements, un tube de colle et deux ou trois cartons de couleurs. Mais pas de ciseau! Tous crurent donc pouvoir faire payer l’arrogance des meneurs en restant bien assis sur les ciseaux tant convoités. Après tout, les autres équipes aussi étaient dans la course!
Après dix minutes de jeu, voyant qu’aucune équipe ne terminerait l’exercice à temps, le professeur est intervenu en mentionnant que manifestement, notre approche ne fonctionnait pas et nous incitait à réviser notre façon de faire. Il était encore temps pour toutes les équipes de compléter l’exercice tel que prescrit. Mais encore fallait-il changer notre comportement. Bien entendu, nul n’en fût fait! Au mieux, certaines équipes ayant des « amis » chez l’ennemi ont assouplis leur réserve afin de simplifier l’accès aux outils de travail pour ces équipes. Toutefois, l’exercice s’est terminé sans qu’aucune équipe n’ait réussi à compléter l’entièreté des tâches. Le professeur affichait alors un sourire de désespoir. Il nous a admis qu’année après année, malgré que certains de ses étudiants étaient à ses dire de vrais petits génies, malgré que certains de ces petits génies eurent partager la même équipe à certaines occasions, aucune équipe n’a jamais réussi à compléter le jeu à temps selon les règles prescrites. Nous avions le sentiment de nous être fait jouer par le professeur. Ce qui n’en était rien je le réalise bien.
Après une brève accalmie dans nos émotions d’après exercice, l’enseignant nous a expliqué le jeu, tel qu’il aurait dû être joué. D’abords il nous a relu les instructions et règlements à voix haute : « Le but du jeu est de S-U-R-V-I-V-R-E », à aucun endroit dans le document ne faisait-on mention de « gagner », « Prix » ou même « d’équipe ». Le seul but de l’exercice était de SURVIVRE. Le document mentionnait que « les groupes doivent effectuer »…jamais le document ne faisait-il mention de l’aspect « C-O-M-P-É-T-I-T-I-O-N ». Du haut de nos seize ans, nous venions de subir tout un revers. Le professeur nous a expliqué qu’avec un minimum de leadership et d’organisation, l’exercice aurait pu se compléter et se clore en cinq petites minutes. Surprenant direz-vous, nous étions mystifiés. Simplement, l’enseignant nous a expliqué qu’en s’unifiant, en travaillant ensemble au lieu de travailler l’un contre l’autre, nous aurions pu facilement survivre. Une équipe en charge de lire les instructions et règlements à voix haute, une autre en charge de découper les logements pour tous. Une autre équipe pour les vêtements, puis une autre pour la nourriture. De cette manière, en travaillant ensemble, nous aurions tous survécu!
Je me suis souvenu de cet exercice d’une façon plutôt banale. Comme à chaque fois que l’on se souviens d’un anecdote de son passé. Malgré tout je ne peux m’empêcher de relier cet évènement de mon passé à la situation économique mondial, rien de moins. Au moment de débuter la « partie de la vie », au moment ou l’économie moderne s’est forgée, après les deux grandes guerres, certains pays ne se sont-ils pas appropriés les « règlements, ciseaux, bâton de colle et cartons » par comportement brusque et grotesque? Depuis, l’économie de ces pays, une infime partie doit-on le mentionner, s’est développé et épanoui de manière magistrale. Ces pays restent assis sur les « règlements et autres outils » au détriment de la majorité mondiale. Les pays meneurs dans le jeu, devenu depuis meneur du jeu, sont tellement en avance qu’on dirait assister à une partie inégale. Pour reprendre l’anthologie de mon exemple scolaire, c’est comme si un sous groupe d’étudiants avait décidés de découper leurs logements, vêtements et denrées à même leurs mains. Pendant que les leaders dominent « en respectant les règles du jeu », les autres tentent tant bien que mal de survivre avec le peu de moyen à leur disposition.
Et si une des équipes en avance décidait de porter assistance aux équipes tirant de la patte? Et si un pays (ou regroupement de pays) décidait d’aider les pays défavorisés? En me transposant dans une des équipes leader du jeu, je me verrais très bien exiger des redevances en retour : « Nous vous prêtons les règles du jeu et une pair de ciseau, mais en échanges nous vous prenons une unité de logement et deux unités de denrées ». Les pays meneurs du jeu ne font-ils pas de même sur le tableau mondial? De qui les pays défavorisés obtiennent-ils le plus d’aide en ressources matérielles et humaines? Des pays qui mènent le jeu. Selon les règles désormais établis par les meneurs du jeu. Lors de catastrophes naturelles, quels sont les pays qui versent le plus d’aide humanitaire et matérielle aux pays dévastés? Bien évidemment les pays désirant le plus obtenir, en échange de généreuses contributions, les contrats de reconstruction des infrastructures. On nage en plein dans le « rien ne se créer rien ne se perd », « je te donne de l’argent que tu me rendras prochainement à grands frais ». Les contributions versées par les pays riches envers les pays défavorisés ne sont-elles pas en fait des honoraires de publicités déguisés? Il y a aussi les meneurs du jeu qui, de manière beaucoup plus subtile, font croire ne rien demander en échange mais qui « offre généreusement » de participer à l’administration du pays, en plaçant des « dirigeants temporaires » afin d’accélérer le processus de démocratisation. Et lorsque la « démocratie » sera établie, si jamais elle l’est, à qui bénéficiera-t-elle le plus sur le plan financier?
Je crois qu’un jour pas si lointain, les pays défavorisés devront se donner la main et décider de ne plus participer au jeu selon les règles en vigueur. Trois ou quatre équipes sur six auraient pu s’unir afin de contrer l’action des équipes les empêchant de s’organiser correctement, dans l’exemple de mon cours d’économie. Le changement des règles passera inévitablement par l’action conjointe et unifiée des pays défavorisés. Reste à voir ce que les leaders useront comme stratagèmes pour essayer de les contrer. Des sanctions économiques? La preuve est faite qu’un pays peut « vivre longtemps» même sous les sanctions. Pensons à Cuba et l’Irak pour ne citer que deux exemples. Un boycott sur les exportations? Les pays meneurs prendront-ils le risque d’affecter leurs propres économies? La guerre? Scénario possible et plutôt réaliste. Surtout si l’on considère que les meneurs ont les moyens de la débuter et les pays défavorisés aucun moyen de l’empêcher. Les meneurs pourront par la suite aisément frapper à la porte de ces pays encore plus dévastés pour dire « mes amis, laissez-nous vous aider à vous reconstruire »…
Où est ce « professeur excentrique et rassembleur », cet homme ou femme politique qui pourra sonner la cloche des leaders mondial et réussir à « leur faire comprendre l’essentiel des règles du jeu »?
Le jour ou j’ai débuté mon premier cours d’économie, j’étais naïf et bien loin de me douter que l’exercice à laquelle mon professeur allait nous exposer quelques mois plus tard, allait vingt ans après me faire réaliser que la vraie partie nous surprend souvent plus que les jeux de rôles. En classe, on peut au moins avoir l’assurance que le professeur ne changera pas les règles du jeu en cours de route!
Merci Réjean. (texte écrit par Turgeon en novembre 2005)